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Saadane Chaitelma : c’était humiliation sur humiliation
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, mais c’est pareil ce qui s’est passé pour la marche, c’est que si on manifestait le 17 octobre 1961, ce n’était pas pour demander l’indépendance d’Algérie.
C’était simplement pour demander que les autorités françaises de l’époque cessent le couvre-feu. Parce que le couvre-feu, nous, on savait ce que c’était. C’est-à-dire qu’à 20 h le soir, on n’avait plus le droit de sortir. On était emmené directement au commissariat de police et bien souvent, on tombait sur des gens qui n’aimaient pas trop ce genre de manifestation. Et avec ce que j’avais vécu, les souvenirs que j’en avais, ce que j’avais vu de mes propres yeux, ça m’a traumatisé, il faut dire les choses comme elles sont, ça m’a traumatisé.
Mon père était un syndicaliste, communiste et son combat, bien sûr, ça a été par la suite son combat pour l’indépendance de l’Algérie. Parce que c’est vrai que mon grand-père avait fait 14-18 et qu’après 17 blessures, son fils voyant ça, il n’était pas question pour lui qu’il fasse une 2e erreur pour lui-même et pour ses enfants. C’est-à-dire qu’on entendait pratiquement tous les jours, des bastons, des ratonnades, des choses vraiment qui étaient insupportables à entendre et bien sûr, il y a eu ces morts.
Et ces morts, ce n’est pas 21, c’est 24. Mes deux filles, une de 32 ans, une de 20 ans, ont été au cinéma, elles ont été voir la marche. Et là, elles m’ont dit : papa, on ne savait pas que tu avais pu vivre ça. Moi, j’ai jamais voulu le voir ce film-là et je le verrai jamais. Jamais j’irai le voir pour la simple et bonne raison qu’il me rappelle tellement de mauvais souvenirs, surtout notre arrivée à Dreux, que croyez-moi, quand on a vécu ces choses-là, on n’a pas envie de les revivre, surtout à travers le cinéma.
Alors quand mes filles m’ont interpellé en me disant : mais c’était comme ça ? Ça s’est passé comme ça ? Moi, je ne l’ai pas vu le film, mais d’après ce que j’en ai entendu, effectivement. Ce n’était pas du cinéma. Nos parents, qui travaillaient dans des usines à la chaîne, moi, mon père, il travaillait dans le charbon, dans les mines à Saint-Etienne, je me rappelle tout le temps, il baissait la tête... J’ai un souvenir en tête comme ça qu’il ramenait toujours une bouteille de Ricard pour le chef, parce que s’il ne ramenait pas la bouteille de Ricard, le chef pouvait le faire virer. Donc, voilà, donc c’était humiliation sur humiliation. Et quand leur dignité était atteinte, nous, les enfants, on le vivait très très mal. Mitterrand était venu aux Minguettes, bien avant la marche, il est venu et il a parlé et il a dit des choses. Et ces choses-là, on ne les a pas oubliées. Et donc en 83, quand il a reçu une délégation entre autres composée de Toumi Djaija et que ça n’a pratiquement rien donné, puisque quand on regarde 30 ans après où on en est, on va dire qu’on parle de race maintenant… Nous, on n’a jamais connu ça, à notre époque, on n’a pas connu ça. Tout ce qu’on voulait nous, c’était mettre un terme aux crimes racistes, c’était tout.
Saadane Chaitelma,
Marcheur de 1983
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